De la perspective dans l'image

la perspective comme forme symbolique

C'est le titre de l'ouvrage de Erwin Panofsky dans lequel l'auteur, en refusant de réduire la perspective linéaire à un simple problème technique ou mathématique, montre que contrairement aux idées reçues, elle ne correspond pas une restitution fidèle de la vision "naturelle" de l'homme mais qu'elle est une construction symbolique de l'espace représenté. (1)

Elaborée à partir de la Renaissance et constituant, depuis, le modèle dominant de représentation de l'espace, non seulement dans les arts picturaux, mais aussi dans les machines à représenter (appareil photo, caméra...) la perspective linéaire a apporté de profonds bouleversements dans la figuration.

Si elle permit une libération des formes en cherchant à objectiver la représentation, elle s'est transformée aussi - dans le même temps et par le rejet de toute interprétation subjective que cette objectivation supposait - en norme, en modèle dont les effets influencent aujourd'hui le fondement même de notre perception visuelle.

C'est dans cette dialectique que l'on peut résumer ci-après les grands traits de la perspective.

Une des premières révolutions conceptuelles que l'on peut attribuer à la perspective a été de se débarrasser des valeurs symboliques et religieuses qui structuraient auparavant la peinture. La perspective se veut être une forme objective de la représentation, une tentative d'ériger l'art en science, avec ses règles et ses lois. La perspective est présentée comme une fenêtre sur le monde (et cet aspect est toujours largement partagé aujourd'hui encore).

Si un tableau est positionné à l'emplacement qu'il représente et si le regard du spectateur occupe la place qu'occupait le regard du peintre, alors les lignes, formes et objets du tableau complètent très pécisémment la part de l'espace que ce dernier cache. Autrement dit le tableau semble transparent (Le mythe de la transparence de la représentation de l'image à sans doute quelque rapport avec cette origine). Le cadre ne fait que délimiter une partie de l'espace et la perspective est l'outil mathématique qui permet de prélever cet espace.

(On trouvera, au chapitre suivant, quelques principes qui guident la représentation en perspective.)

Avec la perspective, la place du subjectif est gommée, l'art est devenu science, la peinture libérée du poids des valeurs sociales et des idéologies antérieures par une démarche de pensée rationnelle.

La perspective "a réussi à opérer la transposition de l'espace psychophysiologique en espace mathématique, en d'autres termes, l'objectivation du subjectif." (2)

En voulant reproduire au mieux la réalité, "les peintres se sont en fait dotés d'un instrument infiniment plus doué qui leur permet de construire des espaces imaginaires, d'inventer des fictions qui sont apparemment aussi cohérentes, aussi vraisemblables, aussi vivantes que la réalité." (3)

Mais cette libération ne pouvait s'accomplir qu'à l'intérieur d'une autre révolution plus générale sur la sur la représentation du monde, la plus importante sans doute. La perspective suppose en effet la construction d'un ou plusieurs "points de fuite". Le point de fuite est ce lieu abstrait où convergent les droites, il est situé à l'infini.

Or l'infini était jusqu'alors d'essence divine. Seul Dieu pouvait être infini. Représenter l'infini par un point, concevoir même plusieurs lieux pour l'infini ou faire d'un lieu infini un centre, supposait de profonds bouleversements conceptuels. Ces changements n'ont donc pu se produire qu'en parallèle avec le développement des autres sciences, celui de la cosmologie en particulier. C'est sans doute pour atténuer les effets d'un telle révolution que beaucoup des premières représentations en perspective font converger le point de fuite sur un des personnages bibliques représentés, qui ainsi le porte mais aussi le masque.

(ci-contre : Triptyque de Dresde - Van Eyck - 1437)

Toutefois, plusieurs raisons font que la perspective artificielle ne correspond pas à la vision naturelle :

• La rétine de l'œil est sphérique. La projection des rayons lumineux ne se fait donc pas sur un plan mais sur une surface curviligne. Assimiler une portion d'arc à la corde de cet arc a des conséquences à peine perceptibles si l'on ne prend en compte qu'une faible partie du champ visuel. En revanche, si le champ de vision est plus large, les différences deviennent importantes et conduisent à des déformations latérales, bien connues en photographie, et qui ont posé des problèmes embarrassants aux théoriciens de la Renaissance.

Par exemple (dessins ci-dessous) : dans la représentation de colonnes alignées d'égales dimensions, la taille de chaque colonne en projection augmente avec l'éloignement : A>B>C>D>E. Ce qui ne correspond pas à notre expérience visuelle de la réalité puisque dans ce cas là les colonnes étant de plus en plus éloignées du point de vision, leur taille apparente diminue. La projection devrait se faire sur une section sphérique, l'angle correspondant à chacune des colonnes diminue bien avec l'éloignement, mais le résultat en deux dimensions ferait apparaître en ensemble de lignes courbes comme on peut le voir sur une photographie prise avec un objectif de type fish eyes.

• La perspective linéaire suppose un centre de vision unique, autrement dit une vision monoculaire. Or, notre système visuel binoculaire et la vision stéréoscopique qu'il permet, est une adaptation particulièrement remarquable du vivant à la perception du relief et en particulier aux objets qui nous sont proches. La différence entre la vision monoculaire et binoculaire n'est insignifiante que pour les objets et paysages éloignés.

• Lorsque l'angle de vision est perpendiculaire aux lignes des objets, celles-ci demeurent parallèles dans la représentation, et ne peuvent donc pas prendre pas en compte la différence de taille due à l'éloignement. Ce qui est sans grande importance pour des objets de petite taille, mais devient aberrant pour des objets plus grands.

• Toute perception visuelle est une construction neuronale complexe. L'image "naturelle" que nous percevons n'est pas le résultat de la transmission linéaire ou mécaniste de la projection rétinienne vers le cortex visuel. Elle est une élaboration complexe dans laquelle la majeure partie des informations est issue des autres centres cérébraux.

Ainsi, la taille des choses que l'on voit n'a pas de valeur objective. Les visages, par exemple, sont perçus sans grands changements apparents de taille. L'idée même de percevoir une ligne droite ne peut se concevoir sans une "éducation" du regard à cette fin. Percevoir une ligne droite, cela suppose en effet un déplacement du regard le long de cette ligne, donc un présupposé sur la forme que le regard cherche à valider ou non.

De même, la notion d'intersection à l'infini, est totalement abstraite puisqu'elle est hors de l'expérience quotidienne.

En fait, dans les 80 % d'informations qui nous servent à interpréter chaque perception naturelle, il y a de multiples représentations laissées par toute notre expérience visuelle antérieure et parmi celles-ci, la perspective visuelle en est une composante essentielle. S'il est besoin de preuve, pour montrer à quel point la perspective modèle notre perception, il suffit d'observer les dessins des jeunes enfants non encore familiarisés à ses lois.

La perspective a été une révolution conceptuelle si forte dans l'art pictural qu'elle structure aujourd'hui encore l'essentiel des représentations visuelles, même si, depuis son origine vieille de plus de cinq siècles, il y eut une autre révolution conceptuelle, celle

(1) PANOFSKY Erwin, La perspective comme forme symbolique, Paris, Les éditions de minuit 1975.
(2) PANOFSKY Erwin, ib.
(3) COMAR Philippe, La perspective en jeu, Paris, Gallimard, 1992.


Représentations en perspective

La perspective linéaire est un processus conventionnel qui permet de représenter un objet d'un espace à trois dimensions sur un espace à deux dimensions. Elle peut se faire au moyen de 0, 1, 2 ou 3 points de fuite.

• Avec 0 point de fuite, la perspective dite perspective cavalière, n'affecte pas les dimensions et les proportions sur les lignes fuyantes. Toutes les parallèles d'un objet restent parallèles sur la représentation. C'est pour ces raisons qu'elle est très utilisée dans le dessin industriel.

• Avec 1 point de fuite, la perspective est dite frontale ou parallèle ou encore centrale. Les horizontales et les verticales restent parallèles entre elles, seules les lignes de côté convergent vers le point de fuite.

• Avec 2 points de fuite, la perspective est dite oblique. Seules les verticales restent parallèles. Dans une vue "normale", les deux points de fuite sont situés sur la ligne d'horizon. La ligne d'horizon est ce qui correspond à la hauteur du regard spectatoriel. Ainsi dans le schéma ci-contre l'objet représenté est en dessous de la ligne d'horizon ce qui suppose l'œil spectatoriel positionné au dessus de l'objet représenté. Cette perspective à deux points de fuite est une construction fréquemment utilisée.

• Avec 3 points de fuite, la perspective est dite aérienne. Toutes les lignes parallèles d'un objet convergent vers un des points de fuite.

En fait, c'est cette dernière forme de perspective qui serait la plus "juste". En étant plus rigoureux encore, les lignes de fuite devraient s'incurver sur des grandes distances.

Les constructions à 0, 1 ou 2 points de fuite sont des réductions de cette dernière.

Dans la perspective à 2 points de fuite, on néglige les déformations sur la hauteur. Ce qui est sans grand effet pour les objets de faible hauteur.

Dans la perspective à 1 point de fuite, on néglige les déformations verticales mais aussi latérales. Ce qui est là encore sans grande importance à condition que le point de fuite ne soit pas trop éloigné du centre de l'image. S'il est rigoureusement positionné sur l'axe central, il est juste alors que les lignes horizontales ne convergent pas.

Parmi les autres règles importantes de la construction en perspective, il y a celle qui positionne le (ou les) point(s) de fuite des lignes horizontales sur l'horizon, et qui, de ce fait, détermine la hauteur du regard.

Plusieurs méthodes de construction permettent de représenter un objet en perspective.
Voici, par exemple, la "construzione leggitima"d'Alberti et le principe de la projection en perspective théorisé, entre autre, par Desargues.


La "constructione leggitima"d'Alberti

alberti

Principe de la projection en perspective

Cliquer sur l'image ci-dessous pour visionner l'animation.


Perspective et représentation

Dans les premières peintures qui, dans ce XVème siècle, mirent en application les principes de la perspective, le point de fuite était positionné à l'intérieur du tableau et le plus souvent à proximité de l'axe central.
Par la suite, le décentrement du point de fuite, et son exclusion même de la surface représentée, a fait que le tableau s'est transformé en une "portion de réalité" où selon les termes de Panofsky "l'espace que l'on imagine d"borde de tous côtés l'espace représenté, la finitude même du tableau rendant perceptible l'infinité de l'espace et sa continuité."

Le premier qui osa un fort décentrement du point de fuite, ce fut encore Van Eyck. Décentrer le point de fuite (lorsqu'il n'y en a qu'un) construit une sorte de regard "décentré".

Or porter un regard décentrer une représentation du sacré, suppose ici encore un changement conceptuel si fort que le peintre à dû utiliser deux artifices : disposer au premier plan la Vierge vue de face - ce qui renvoie la construction de la perspective à un plan secondaire - et insérer le tout dans un cadre en forme de fenêtre ogivée, ce qui permet, en quelque sorte, d'attribuer la perspective non pas au regard du peintre, mais à une situation "objective" d'une vue à travers une fenêtre qui découpe l'espace.

(ci-joint : Jan Van Eyck - La vierge dans l'église - 1425)


On peut alors se demander : que signifie la position du point de fuite et qu'est-ce qu'il traduit dans la représentation ?

Les lignes de fuite, principales ou secondaires, sont construites et portées par les objets représentés. Elles sont préexistantes à la représentation. Elles sont déjà un ordre symbolique construit par l'homme. Ainsi un édifice, avec son architecture à angles droits, des piliers bien alignés, une façade principale, une entrée, etc., est un ordre de représentation qui a été conçu et réalisé dans cette intention. A l'inverse, une sphère seule dans l'espace ne possède ni dessus, ni côtés prédéfinis. Elle ne possède pas de lignes de fuite, et en l'absence d'éléments visuels géométriques, tel que l'horizon par exemple, il est impossible de déinir dans l'espace un point de fuite. Les lignes de fuite apparaissent donc à partir des objets représentés et en particulier de la connaissance que l'on en a au préalable.

Si ce sont les objets représentés qui construisent les lignes de fuite dans la représentation, en revanche c'est le regard de celui qui représente qui détermine et construit la position du ou des points de fuite.

Regarder de "travers" peut alors se comprendre comme étant ne pas faire correspondre son regard avec le sens du regard préétabli par l'objet ou le personnage représenté. Représenter un édifice de côté, c'est une forme de transgression de cette intention et on comprend alors toute la difficulté des précurseurs de l'époque à faire émerger des représentations "de travers".

De même dans une construction à deux ou trois points de fuite, attribuer la valeur de "principal" à l'un ou l'autre des points de fuite est une démarche qui se fonde non sur la représentation elle-même, mais en référence à une vision supposée "normale" de la chose représentée.

D'une façon générale, parler de vue de gauche, de droite, de profil, de dessus... traduit le décalage qu'il existe entre la représentation et l'idée que l'on se fait de la vision normale de l'objet représenté. Parler de "vue de dessus" par exemple, suppose que l'on ai défini un dessus et par la même un horizon. On appellera alors "vue de dessus" toute représentation qui rejette le point de fuite des verticales au dessous. De même pour un personnage, parler de "vue de face" suppose que les éléments du visage (la face) soient face au regard de l'observateur. Mais un dé à six faces ne peut avoir que des vues de face et pas de vue de dos. On parlera éventuellement de vue de dessus ou de dessous, pour traduire sa position relative par rapport à un autre objet, comme par exemple celui qui le porte.

Nous pouvons donc dire que la représentation en perspective traduit la différence entre une certaine idée de la normalité, portée et révélée par les lignes de fuite appartenant aux objets représentés, et le regard, qui détermine leur point de rencontre.

Dit d'une autre façon, la perspective régit la confrontation de deux symboliques : celle du représenté et celle de la représentation.

La perspective dans
les machines à représenter

Les machines à représenter, comme l'appareil de photo, de cinéma ou de vidéo, ont généralement été conçues de telle sorte qu'elles permettent de reproduire les effets obtenus par la perspective linéaire. Ceci est dû aux caractéristiques communes entre ces appareils et les rè;gles de la perspective linéaire que sont par exemple : la vision monoculaire, la projection sur un plan (celui du film ou du capteur CCD), les objectifs qui ne déforment pas les verticales... Il existe bien entendu des exceptions à cette similarité. C'est le cas de la stéréoscopie, de l'holographie ou plus simplement des objectifs de très courte focale (de type "fish eyes").

Toutefois, il existe une différence importante entre les possibilités offertes par la représentation picturale directe et les machines à représenter. Dans la représentation picturale, y compris lorsque celle-ci est réalisée au moyen de dispositifs machiniques tels que les "perspectographes", "diagraphes", "cadres de visée", "octans à perspective"... le point de vue, c'est à dire le lieu symétrique au point de fuite à partir duquel la perspective est construite, n'est pas obligatoirement situé sur l'axe médian du plan de la représentation.

(Dans le dessin ci-dessus, le perspectographe de Dürer, nous voyons que le point de fixation du fil utilisé pour le tracé est fortement décentré par rapport à l'axe médian du plan du tableau.)

En revanche, dans un appareil cinématographique ou vidéographique, l'axe focal est toujours situé sur la médiane du plan de formation de l'image. Il n'existe pas, à notre connaissance, d'appareil de prise de vue d'image animée permettant de dissocier ces deux axes soit longitudinalement soit angulairement, comme on a pu en rencontrer pour la photographie architecturale par exemple.

(Dans les deux exemples ci-contre, le décalage longitudinal ou angulaire produirait des effets équivalents pour un appareil à sténopé puisque la notion de perpendiculaire y est absente, en revanche pour un appareil à objectif les effets en seraient différents.)

Nous devons, pour ces appareils, faire une autre distinction entre photographie et cinéma, puisque la technique photographique permet, au moment du tirage, de recadrer ou de découper la prise de vue originale. Ce qui, d'une certaine façon, revient à dissocier l'axe optique de l'axe médian de la photographie. Le recadrage de film cinéma est également techniquement possible, mais à notre connaissance rarement réalisé. En vidéo et télévision en revanche, toute les possibilités de découpage de l'image sont aujourd'hui possibles. Toutefois la taille de l'écran peut rendre de tels décalages à peine perceptibles.

Il convient par ailleurs de distinguer le point de fuite propre au système de prise de vue, du (ou des) point(s) de fuite construit(s) à partir des objets représentés, par l'emplacement de l'appareil (le regard en quelque sorte).

Le point de fuite construit par l'appareil de prise de vue est toujours situé sur l'axe focal (s'il est muni d'un objectif ordinaire) et le demeure quelle que soit la position ou le mouvement de cet appareil. (*)

En revanche, le ou les points de fuite construits à partir des lignes de fuite des objets représentés, dépendent de la position de l'appareil. Lors des mouvements d'appareils, cette position relative des points de fuite est différente selon le type de mouvement (travelling, panoramique, zoom). (voir texte sur les mouvements)

(*) Par exemple, si des sphères de même dimension sont réparties dans un volume, elles sembleront, sur une photographie en plan, provenir de l'infini situé au point central de l'image. Dans les appareils possédant un objectif à focale variable, lorsqu'on agit sur cette focale, le point de fuite est le seul point qui semble ne pas bouger.

Regard et perspective

Les contraintes optiques de l'appareil de prise de vue déterminent le point de fuite principal. A partir de ce principe premier, plusieurs cas de figure peuvent se présenter.

• L'image ne contient pas de formes géométriques susceptibles de construire des points de fuites secondaires :

- si l'image contient des personnages, c'est la vue de la face du ou des personnages principaux qui sera considérée, comme son nom l'indique, comme "vue de face". Quant à l'horizontalité et aux écarts à cette horizontalité, que sont la plongée et la contre-plongée, ils se déterminent, en l'absence d'une ligne d'horizon apparente, par rapport à la hauteur des yeux du personnage représenté ;

- si l'image ne contient ni personnages, ni formes géométriques, ce qui est le cas des paysages (campagne, mer, ciel... ), parler de "vue de face" ou de "vue de côté ne signifie rien. Seule l'horizontalité peut se définir à partir de la ligne d'horizon (apparente ou supposée).

• L'image contient des formes géométriques qui, à partir des lignes de fuites qu'elles comportent, construisent d'autres points de fuite. Ces points de fuite et ces lignes de fuite appartiennent en quelque sorte aux objets représentés, même si c'est l'emplacement de l'appareil qui les détermine. La position de ces différents points de fuite dans ou hors l'image, sont des indicateurs sur les choix du regard porté sur la chose représentée.

Par ailleurs, l'ensemble de ces éléments doit être considéré dans la dynamique propre au mouvement de l'image cinématographique ou vidéographique. Ainsi les mouvements internes (personnages ou objets) et externes (de l'appareil) peuvent introduire une vectorisation du regard, qui interfère alors avec la perspective construite par l'appareil de prise de vue ou par les objets représentés.

D'une manière générale, nous pouvons reprendre, en les transposant, les observations que nous avions faites sur la représentation picturale et dire que la représentation au moyen d'appareils reproduisant les règles de la perspective régit la différence entre le regard (médiatisé par l'appareil) et une certaine idée de la normalité.

L'image en perspective

La représentation en perspective que nous soumettons à notre regard est aussi un objet situé dans un environnement matériel. Que ce soit un tableau, une photo, un écran vidéo... notre regard est confronté à l'emboitement de deux perspectives celle des objets représentés dans l'image et celle de la représentation elle-même située parmi les objets qui l'entourent. (voir ci-après le cas du cinéma et le rôle de la salle obscure.)

Non seulement il y a de la perspective dans l'image, mais cette image est aussi mise en perspective lors de son exposition.

Pour que la perspective fonctionne le point de vue (au sens physique du terme) du spectateur doit épouser le point de vue de l'auteur. Dans la vision idéale d'une image, l'œil spectatoriel doit donc se situer à l'emplacement virtuel qu'occupait l'œil du peintre ou l'objectif de l'appareil de prise de vue.
C'est à dire en symétrie aux points de fuite représentés dans l'image (voir paragraphe suivant sur la "boule spéculaire).

Ce "point de regard" est rarement respecté dans l'usage courant de la photographie. Il l'est plus fréquemment dans les musées de peintures.

Cette position spéculaire est physique. Elle conditionne le regard, construit une posture spectatorielle. S'il y a non concordance symétrique entre point de vue et point de regard à la réception de l'image c'est bien la place spéculaire qui est mise à mal et non pas l'écart sur le contenu qui reste extrêmement faible.

Photo en exposition
Dans l'exemple ci-dessus, la photographie exposée est trop haute pour que les yeux de la spectatrice se situent au niveau de la ligne d'horizon de celle-ci. Pour la photographie de second niveau, la prolongation des lignes de fuite (ici en marron) construirait une autre ligne d'horizon de second niveau qui correspondrait à peu près au même niveau que la ligne d'horizon du regard de la spectatrice. Ce qui indique que le regard du photographe de second niveau était à la même hauteur que le regard de la spectatrice de premier niveau.


Au cinéma

Au cinéma le noir de la salle supprime tout rapport de perspective que l'image pourrait entretenir avec les objets qui l'entourent. Face à l'écran de cinéma nous ne sommes en présence que de la projection de l'image cinématographique.

L'absence de réfèrent matériels concrets environnants permet à l'œil d'adopter toutes les postures imaginaires et donc d'être virtuellement toujours en symétrie par rapport au point de fuite de la représentation. Par la magie de l'obscurité de la salle, la "mise en espace" du spectateur s'opère indépendamment, ou en dehors, du lieu de représentation qui est ainsi effacé, et ceci d'autant plus fortement que l'image est grande.

Il faut y voir là un atout majeur du cinéma sur d'autres modes de représentation, comme la télévision par exemple qui, elle, est pratiquement toujours regardée dans son environnement familier. Il est plus difficile d'entrer dans un "espace télévisuel" même si l'écran est grand, car l'objet télévision est lui même en position de représentation parmi d'autres objets.


La boule spéculaire

Où le code originel du cinéma - selon les termes d'André Gardies (*)

Nous avons vu que, pour que la perspective fonctionne le "point de regard" (l'œil spectatoriel) devait se situer à l'emplacement virtuel qu'occupait l'œil du peintre ou l'objectif de l'appareil de prise de vue: "le point de vue". Dans cette position (qui est est toujours virtuellement réalisée au cinéma) le point de fuite principal se situe en symétrie par rapport au centre de vision.

Entre l'espace réel dans lequel se produit la vision de l'image et l'espace virtuel représenté dans l'image, l'écran ou l'image fonctionnent comme un plan de symétrie. "Cette symétrie du regard et du point de fuite se maintient quelles que soient les variations d'angle de prise de vue." (*)

Pour un espace donné et selon l'angle de prise de vue, le point de fuite principal peut occuper une infinité de positions. On peut matérialiser cet ensemble de points virtuels par une demi-sphère. Quant aux différentes positions correspondantes à la place de l'œil spectatoriel elles peuvent également être représentées par une autre demi-sphère symétrique à la première. L'écran est alors une sorte de miroir qui à partir de la perspective représentée, construit la place de l'œil spectatoriel.

boule speculaire La boule spéculaire, que ces deux demi-sphères construisent, est la représentation symbolique du dispositif de représentation, de l'espace qu'il représente et de l'espace spectatoriel qui en découle.

Dans l'espace représenté par la demi-boule, nous pouvons localiser le champ. Il est cet espace contenu dans la pyramide ayant pour base l'écran et pour sommet le point de fuite principal (en vert dans le schéma ci-contre). Tous les objets situés à l'intérieur de cette pyramide peuvent être visibles à l'écran.

Quant au hors-champ, la demi-boule en fait ressortir deux types : celui qui est compris entre la pyramide et la demi-sphère (en jaune dans le schéma) et celui qui lui est totalement extérieur (en jaune pale dans le schéma). André Gardies a proposé d'appeler ici, et ailleurs ces trois lieux.

Au ici correspond le champ.

Au correspond l'ensemble des lieux hors-champ mais proches du champ, c'est-à-dire les lieux qui ne sont pas visibles à l'écran, mais qui pourraient l'être si l'angle de la prise de vue était modifié.

Au ailleurs correspondent tous les autres lieux hors-champ et qui restent non-visibles quel que soit l'angle de prise de vue.

(*) GARDIES André, L'espace au cinéma, Paris, Méridiens Klincksieck, 1993.

Des regards différents devant une photographie ou au cinéma

Lors d’une prise de vue au moyen d’un appareil photographique, cinématographique ou vidéographique, la position de l’appareil détermine le point de vue physique de la représentation. En particulier l’axe que l’appareil effectue avec l’horizontale détermine la position du point de fuite dans la représentation (dans l’image ou en dehors de l’image, en plongée ou contre plongée ...). A la réception, pour que la perspective fonctionne, le point de vue physique du spectateur doit théoriquement épouser le point de vue de l’auteur.

Devant une photographie, la place idéale de l’œil spectatoriel doit pouvoir se confondre avec la place virtuelle que l’appareil occupait. La position de l’œil du spectateur doit donc être en symétrie par rapport au point de fuite représenté dans l’image.

Devant une photographie de taille réduite, c'est à peu près toujours le cas. Devant une plus grande représentation, il peut y avoir un fort décalage spéculaire entre point de fuite et point de vue du spectateur. Les effets de cette "discordance spéculaire" ne portent pas tant sur la perception du contenu de l'image, qui reste semblablement perçu, mais sur la place spectatorielle ainsi construite en rupture avec le point de vision originel construit par l'auteur.

Au cinéma, le noir de la salle, en rompant avec les référents matériels concrets environnant l'image, permet de façon abstraite à l’œil du spectateur de se positionner dans tous les lieux virtuels possibles des points de regard, et donc d’être virtuellement toujours en symétrie par rapport au point de fuite.

Il faut sans doute voir dans cette particularité, la fascination bien plus forte exercée par les images au cinéma et la capacité de celles-ci à "emporter" plus facilement le spectateur dans l'univers filmique construit.

On peut se demander, par contre-coup, si la tendance souvent observée qu'ont les spectateurs de cinéma, à se placer en fond de salle, ne représente pas une forme de résistance à cette abstraction spéculaire ?


Jeux et ruptures de perspective

Les possibilités de contourner ou de s'écarter des formes classiques de la perspective peuvent être envisagées soit à partir des outils de prise de vue et de traitement de l'image, soit à partir de la prise de vue elle-même, soit encore dans les décors et structures visuelles spécialement construits dans cette intention.

• La rupture avec la représentation en perspective classique est possible à partir de chacun des outils qui entrent dans la chaîne de production de l'image : depuis l'utilisation d'objectifs spécifiques (fish-eyes) ou de boîtiers à axe focal décentré ou à fond courbe... jusqu'aux régies vidéo sur ordinateurs qui rendent possibles tous les déformations de l'image. L'intrusion massive des techniques électroniques fait que c'est de plus en plus du côté des outils de montage que ce genre de transformations tend à se développer aujourd'hui. (A quoi bon changer d'objectif quand on peut obtenir une apparence d'effets semblables en régie de montage !)

• Lors de la prise de vue, les possibilités de jouer avec la perspective classique sont de deux types : soit elles soulignent une certaine rupture par rapport aux lignes classiques. C'est le cas des vues inclinées, des vues de dessus et autres vues instaurant un "point de vue" ne pouvant pas correspondre à une hypothétique place de l'œil humain. Soit au contraire elles jouent sur une amplification à l' extrême de la place des lignes de fuite dans la composition de l'image.

• La troisième possibilité consiste à agir sur le représenté lui-même. Cette possibilité expressive à partir de la perspective a été souvent utilisée dans des décors de plateaux. Ce type de construction étant bien souvent fortement chargé de valeurs symboliques (la symétrie comme équilibre ou égalité, le point de fuite comme projet, etc.).

Conclusion sur la perspective

L'image photographique, cinématographique ou télévidéographique est une image à deux dimensions spatiales, tandis que notre monde physique, dans lequel nous puisons matière à représenter, en possède trois. (1)

En cherchant à objectiver la figuration, les peintres du Quattrocento, ont placé au centre de leur problématique la représentation de cette troisième dimension manquante. La perspective linéaire a représenté l'outil conceptuel autorisant la représentation de la profondeur sur un espace à deux dimensions.

Toutefois, si la peinture permet de représenter avec autant de netteté les objets situés sur des plans différents, la photographie ou le cinéma n'autorisent pas une telle possibilité. La notion de "profondeur de champ" permet alors de définir la portion d'espace qui ne sera pas altérée par le dispositif technologique de l'appareil de prise de vue.

En photographie, cinéma ou vidéo, la représentation de la troisième dimension manquante s'appuie donc sur deux aspects : la perspective et la profondeur de champ.

L'évolution des technologies cinématographiques et électroniques ont permis d'augmenter sensiblement la profondeur de champ (2),

Dans les images électroniques en particulier la recherche de la netteté quelle que soit la profondeur apparaît comme une certaine marque de la qualité de l'image (conforme en cela à une certaine idéologie de la transparence. Rien ne doit susciter un doute !). C'est sans doute pourquoi la recherche de formes expressives dans la représentation de l'espace, emprunte davantage aujourd'hui les chemins de la perspective et de ses détournements. Les différents jeux sur la construction de la perspective apparaissent alors comme autant de moyens de "travailler" la profondeur dans une image qui reste physiquement plate. Qu'ils se fondent par opposition avec les formes classiques de la représentation ou au contraire par amplification, ces différents jeux sur la perspective nous renvoient toujours d'une certaine façon aux fondements de celle-ci : à savoir la représentation de la troisième dimension dans un espace qui n'en comporte que deux.
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(1) Lorsqu'une image infographique de multimédia reproduit d'une certaine façon la perspective, ou lorsqu'elle s'apparente à une prise de vue réelle on parle alors d'image en trois dimensions. On aboutit ainsi à un certain paradoxe puisque l'image numérique la plus "réaliste", c'est-à-dire celle qui imite à s'y méprendre une prise de vue analogique sera ainsi qualifié de "3d". C'est là une usurpation de termes puisqu'on reste toujours dans une représentation en deux dimensions. Une authentique représentation en "3d" serait celle obtenue à partir d'une vision stéréoscopique réalisable au moyen de lunettes ou de procédés spécifiques ou bien encore par holographie. L'utilisation du terme "3d" masque donc, de fait, la représentation elle-même. .

On peut alors se demander à quoi correspond cet "oubli" de la représentation ? Nous pensons qu'il y a derrière cette simple expression une volonté manifeste de présenter ces outils comme étant directement en prise sur le réel. L'utilisation du terme "3d" contribuerait, d'une certaine façon, à cette idée d'une image universelle, transparente et débarrassée de toute subjectivité langagière.

(2) En particulier par une amélioration de la sensibilité des films, mais aussi par un perfectionnement des objectifs, et des techniques d'éclairage artificiel.









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