MONDZAIN Marie-José, Confiscation des mots, des images et du temps - Pour une autre radicalité, Ed: Les Liens qui Libèrent, 224p, 2017

Présentation

Dans cet essai, la philosophe analyse comment le libéralisme économique siphonne le vocabulaire et anesthésie l’action politique en délégitimant la « radicalité ». Et s’interroge sur ce que deviennent les mots dans les stratégies de communication du pouvoir qui traduisent toujours, de façon insidieuse et agressive, le désir de légitimation de toutes les violences perpétrées en retour. Un combat pour un verbe vivace, à défendre contre les « récupérateurs » censés nous gouverner …

Introduction

Le désir d’écrire la brève méditation qui va suivre s’est fait sentir comme une nécessité à la fois politique et affective, ou plus exactement sous la forme d’un affect politique qui, m’ayant fait passer de la nausée à la colère, cherche peut-être à s’apaiser par les voies de la formulation. Ces voies sont celles du partage et de l’espoir d’y inscrire le désir et les conditions d’une transformation. Le point de départ de ce désir d’écrire était paradoxal puisqu’il provenait du sentiment, plus profond chaque jour, de l’inutilité et de l’impuissance des gestes et particulièrement des gestes de l’écriture.
Comment écrire, et pour qui écrire ? Ce sentiment s’installait sournoisement à travers l’expérience quotidienne du délabrement des liens, devant le spectacle ou la lecture de ce qu’on appelle les « nouvelles » et qui précisément anéantit par sa nuisible répétition chaque jour davantage la possibilité même de toute nouveauté.
Le sentiment d’impuissance comme l’effroi face à tout changement, dont la rhétorique de la terreur est complice, sont à l’origine des ornières de la pensée. Ces ornières font entendre les chuintements du ressassement dans ce qu’on lit et dans ce qu’on entend. Deux régimes incantatoires se partagent l’abattement : celui qui invoque la répétition du même au fil séculaire de l’histoire et celui qui, au contraire, invoquant l’absolue nouveauté du paysage anthropologique, justifie la passivité de chacun devant l’inéluctable des innovations. À la plainte quotidienne et légitime qui dénonce la pollution de l’air et annonce l’agonie de la planète se joint, inséparable, l’expérience déprimante des tensions agressives dans l’espace public. Le spectacle du pouvoir manifeste dans le lugubre éclat de la violence policière son incapacité politique, son indigence intellectuelle et son inculture. Les organes du pouvoir lui-même, dans leur acquiescement lucratif avec le capitalisme sauvage, se font serviteurs de toutes les dérégulations en faisant mine d’en combattre les dérèglements et même de nous en protéger ! Tout sonne tellement faux, comme un instrument désaccordé ! On peut à juste titre se demander quelles sont les voix qui peuvent se faire entendre, non pas pour formuler quelque vérité perdue ou encore inédite, mais pour rendre simplement à l’usage de la parole et au sens des mots leur pouvoir de liaison. Il s’agit surtout de cette fiabilité sans laquelle c’est le partage du temps et celui de l’espace public qui perd sa vitalité et sa consistance. Loin de s’accorder, c’est-à- dire de tomber d’accord dans le chorus d’une opposition, la consonance consensuelle des opposants eux-mêmes devient le masque du mutisme et la brèche ouverte aux impostures. Les discordances dans les conflits apportent au contraire leur prodigieuse fécondité aux productions imaginaires sans lesquelles il n’y a pas de vie politique. Il s’agit de construire un monde commun dans le respect des désajustements irréductibles de ses membres. Cette composition se construit au cœur d’un paysage sonore, celui des voix et des mots avec lesquels nous désignons les choses et nommons les personnes, avec lesquels nous partageons nos désirs et devrions débattre de nos désaccords pour inventer justement ce monde commun. Elle se construit aussi dans un paysage visuel à la croisée des regards et des mots qui récusent la toute-puissance de la terreur pour créer un espace d’hospitalité.

C’est dans ce paysage que je souhaite ici rendre au terme « radicalité » sa beauté virulente et son énergie politique. Tout est fait aujourd’hui pour identifier la radicalité aux gestes les plus meurtriers et aux opinions les plus asservies. La voici réduite dans un nouveau lexique à ne désigner que les convictions doctrinales et les stratégies d’endoctrinement qui font croire en retour qu’il suffit de « déradicaliser » pour éradiquer toute violence et pratiquer une réconciliation consensuelle avec le monde qui a produit ces dérives elles-mêmes. La radicalité, au contraire, fait appel au courage des ruptures constructives et à l’imagination la plus créatrice. La confusion entre la radicalité transformatrice et les extrémismes est le pire venin que l’usage des mots inocule jour après jour dans la conscience et dans les corps. Que l’on considère l’extrémisme le plus désespéré, voire suicidaire, ou bien tous les intégrismes fanatiques qui veulent insu er les vapeurs toxiques d’un enthousiasme haineux et xénophobe, nulle part il ne s’agit de radicalité, c’est-à-dire de la liberté inventive et généreuse. Cette radicalité ouvre les portes de l’indétermination, celle des possibles, et accueille ainsi tout ce qui arrive, et surtout tous ceux qui arrivent, comme un don qui accroît nos ressources et notre puissance d’agir.

Écrire, faire de la philosophie, penser une action politique, partager des gestes de résistance, construire pas à pas la collaboration des colères, voilà ce que le flux industriel de la communication audiovisuelle du libéralisme est en train d’éroder par les images et les discours. Ce sont les saccades inanalysables et la violence ininterrompue de ce qu’on appelle l’actualité. Tel est, pourrai-je dire, le cadre dans lequel nos vies sont tenues d’inscrire la singularité de leur trajectoire quotidiennes et n’y parviennent plus ou craignent de ne plus y parvenir. C’est à partir de ce fond, dont je ne saurais m’abstraire par l’effet de quelque vision d’aplomb, que je prends l’initiative d’écrire malgré tout ces quelques réflexions à propos de la radicalité. Ce sont les programmes dits de «déradicalisation» qui ont inspiré et nourri ma résistance à réduire la radicalité au seul signifiant de la violence, du terrorisme et de la mort. Il ne s’agit ici ni de retraverser l’histoire philosophique des radicalismes théorétiques ni de rivaliser avec les spécialistes reconnus des divers fanatismes monothéistes.

Refusant de consentir aux itinéraires planifiés par l’ordre dominant, qui expertisent les régimes de la terreur et imposent l’ordre de la sécurité, je préfère emprunter les lignes d’erre qui tracent ou simplement ouvrent la cartographie imprévisible d’un vagabondage du sens et de la nébuleuse des possibles. Je vais tenter ce bref exercice flâneur dont les lecteurs de Benjamin espèrent toujours pouvoir encore tenter l’aventure. Je crois que si j’ai consacré tant d’années à la question de l’image et à celle des images, c’est peut-être pour défendre le principe de «la pensée malgré tout». Cet enjeu concerne d’abord la délité à la parole et la fiabilité de son usage dans un monde dominé par le régime du spectacle. Il appartient au regard du promeneur d’embrasser l’horizon le plus large pour ne pas se laisser fasciner par ce que la surabondance des productions visuelles et sonores impose comme foyer d’incandescence dans l’organisation quotidienne de la terreur et de la jouissance, ce qui finalement revient au même. C’est toujours une modalité de la pornographie qui voudrait gagner du terrain et qui parfois semble y parvenir. Il s’agit donc de défendre la radicalité contre cette pornographie en cessant d’en faire un oxymore qui dit ensemble la révolte et l’asservissement.

Je voudrais aborder par une voie sensible et communicable la puissance des affects qui, en mettant en mouvement les corps qui veulent encore combattre, prennent des risques, avec le courage qu’exige la conscience du danger. Les événements récents, comme ceux de Nuit Debout, disent bien dans le titre qu’ils se donnent que ce qui fait l’événement est ce redressement des corps vigilants dans leur tenue au cœur de la nuit. Ce n’est pas la nuit qui serait normalement consacrée au sommeil, mais celle qui porte la marque des ténèbres, celle de nos «sombres temps ». Les corps debout ne sont pas insomniaques, mais ils refusent l’assise confortable des sièges tant convoités où sont installés les pouvoirs qui se veulent inamovibles. La peur de perdre son siège est une hantise dans les palais du pouvoir. Ceux qui sont debout s’insurgent contre les litières et autres palanquins médiatiques où l’on voudrait coucher pour toujours les corps et les consciences, les distraire, tout en les maintenant dans un demi-sommeil, de leur épuisement et de leur ennui. Tenir debout dans la nuit, c’est imaginer une autre lumière, la lumière qui permet de créer les nouvelles conditions de la joie et du partage. Il s’agit donc non seulement d’un régime émotionnel mais de l’énergie du réveil sollicitée au cœur de la veille, énergie de nos convictions, de ce qui nourrit notre capacité d’action et notre désir d’efficacité.

Laisser flotter le visible dans son indétermination, consentir à entendre le murmure plaintif ou joyeux des choses, percevoir les vibrations imprévisibles, innombrables et contradictoires de tout ce qui nous entoure et nous soutient, tel est le programme sensitif qui peut conduire à la source des joies et des chagrins qui soutiennent nos actions politiques. Écrire pour conjurer les «passions tristes» en retrouvant peu à peu, et par bribes, le sens des mots confisqués, ceux qui autrefois ouvraient les voies de ce supposé impossible qui nous est toujours à charge. C’est parce que les images et les sons nous ont atteints avant même que nous ayons eu accès au langage et à la vision distincte qu’il nous faut y revenir afin d’instruire à nouveau les conditions de possibilité de toute création constituante, c’est-à-dire de cette imagination sans laquelle il ne peut y avoir de vie politique ni même de façon générale de vie de la pensée. Ce chemin qui s’ouvre voudrait rétablir la puissance d’une radicalité qui n’a rien à voir avec les gestes désespérés et cruels du nihilisme, ni avec ceux des fanatismes de tout poil qui opposent d’est en ouest les possédants et les possédés des trois monothéismes, des passions nationalistes affamées de légitimation fantasmatique et d’identification meurtrière. La possession de la vérité rend fou et les prosélytes qui en font commerce sont des imposteurs.

Avant d’aller plus loin, je tiens à ce qu’il soit clair que la défense de la radicalité dont il s’agira ici est exempte de toute complaisance à l’égard des gestes meurtriers de ceux qu’on se plaît à nommer « radicalisés ». Je partage le chagrin de tous devant la violence des massacres, qu’ils soient perpétrés par des fanatiques ou par des champions de la vengeance. Mais il faut choisir entre la loi du talion et la position politique d’un problème qui concerne aussi bien les victimes que les bourreaux. C’est au nom d’un monde commun, dont tout est à construire, que le présent travail sur l’usage des mots tente d’apporter une modeste contribution. Je dis «modeste», car j’ai conscience de l’ampleur et de la difficulté de ce que je me donne pour horizon et je sais que l’exercice politique de la philosophie se heurte toujours aux objections des femmes et des hommes de terrain qui invoquent la complexité de leurs pratiques face à ce qui est considéré comme une activité verbale et sans risque. À quoi je répondrai en premier lieu que la position que je défends ici résulte justement de la rencontre et de l’écoute directe de celles et de ceux qui sont concernés et désignés comme «sujets de la radicalisation». En second lieu, il est clair que l’activité discursive et réflexive sur une réalité commune est précisément ce qu’il faut défendre et soutenir dans ses effets sur cette réalité même. La défense de la parole et la vigilance maintenue dans les usages de la langue sont la condition du débat qui permet et soutient la vie politique. Loin d’être un privilège des «élites» et des «intellectuels», la parole et la conscience critique qu’elle suscite doivent être reconnues comme capacité et droit de tous sans exception. La philosophie a pour tâche de le rappeler. Comprendre, ce n’est pas faire un usage privé, professionnel et privilégié de son jugement, c’est au contraire construire la scène où les conditions nécessaires pour «se comprendre» s’élaborent ensemble dans la communauté des débats et les énergies d’éclaircissement. Construire ce partage avec lesdits « radicalisés » est un geste d’accueil sans lequel aucun monde commun n’étant possible, il n’y aura plus que la guerre de tous contre tous. La jungle de Calais était devenue envers et contre tout un espace de sociabilité. Dans cet espace de déréliction, le travail des architectes ne s’est pas réduit aux gestes du bâtiment mais à tous les gestes de la parole et de l’image qui protégeaient la dignité des plus démunis et créaient la scène d’un partage. Alors pourquoi s’en remettre à ce que la suprématie occidentale a longtemps appelé «la loi de la jungle» pour parler d’un monde impitoyable et sans humanité ? Qui ose dire que comprendre, c’est excuser, à moins d’être le promoteur d’une dictature morale et sécuritaire, dominée par la peur panique inspirée par tout autre ?



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