Fétichisation de l'image

Fétichisation de l'image

Image fétiche, fétichisation de la représentation

On peut parler de fétichisation de l'image lorsque son usage lui confère une valeur autonome prédominante qui finit par nous faire oublier les intentions de l'échange pour laquelle elle était pré-vue.
L'image ne se réfère plus alors directement au sujet représenté, en tant que relation entre auteur et spectateur (expression, témoignage, savoir, culture, communication, etc.. ), mais elle acquiert une signification intrinsèque qui apparait comme naturelle et se trouve ainsi déconnectée des rapports humains qui sont à son origine.

Alors que le stéréotype est une forme convenue et rabâchée de la représentation, la fétichisation de l'image nous fait oublier l'objet même de cette représentation.

Au delà du stéréotype donc, la fétichisation de l'image est une forme visuelle qui déborde son sujet initial en construisant une autre forme, indépendante et dominante, par l'écrasement des significations premières.

La fétichisation c'est l'emballage de la réprésentation qui masque ou détourne son dessein originel, c'est le papier-cadeau devenu plus important que le cadeau lui-même.

Marchandisation de l'image

La fétichisation de l'image s'opère davantage encore, lorsque l'image devient un objet d'échange marchand.

Ce n'est plus l'esthétique, l'émotion, la signification, l'histoire, la mémoire, le sujet, le savoir, la découverte, l'image de l'autre… qui est à l'œuvre mais l'objet-image en tant que marchandise devenue valeur économique déconnectée de ce qui a (pré)valu à sa création, son usage, et son rôle premier d'intermédiaire dans l'échange entre les humains. Elle participe ainsi à à l'aliénation de l’activité humaine.

La fétichisation de l'image n'est alors qu'un des aspects de la fétichisation de la marchandise qui tend à nous faire croire que les relations entre les hommes ne seraient finalement que des relations entre les choses.

Le fétichisme de la marchandise est un concept introduit par Marx. A l'image du fétichisme qui confère à des objets des pouvoirs qu'il a lui-même attribué à ces objets, "le fétichisme de la marchandise est le phénomène social par lequel, dans la production capitaliste, la marchandise sert de support aux relations entre les êtres de sorte que cette marchandise façonne leur production et les facteurs de distribution, donnant ainsi l'apparence que ces rapports sociaux de production et de distribution des biens finalisent des rapports entre les choses. En relation immédiate avec le fétichisme, la marchandise attribuera à un objet une relation sociale supérieure à celle dont les êtres sont directement capables."(Wikipédia)

Pour en savoir plus -> textes en ligne, liens en fin de page

La société du spectacle

Guy Debord, dans son ouvrage majeur "La société du spectacle" nous a rappelé que le spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais "un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images".

Reprenant à sa façon la critique que faisait Bertolt Brecht du théâtre classique et qui grâce à l’effet de distanciation, cherchait à casser l’illusion théâtrale, Guy Debord voyait dans la notion de "spectacle" une pseudo-réalité fallacieuse.

"Le spectacle est le discours ininterrompu que l'ordre présent tient sur lui-même, son monologue élogieux. C'est l'auto-portrait du pouvoir à l'époque de sa gestion totalitaire des conditions d'existence. L'apparence fétichiste de pure objectivité dans les relations spectaculaires cache leur caractère de relation entre hommes et entre classes : une seconde nature paraît dominer notre environnement de ses lois fatales."

-> Page consacrée à Guy Debord avec accès au texte : "La société du spectacle" dans son intégralité.


La fétichisation à l'œuvre

Dans l'immense spectacle des images qui nous entourent, dans ce grand bain visuel où plus rien n'échappe à notre vision, l'image semble parfois fonctionner de façon autonome, comme l'air que l'on respire sans que l'on se pose, à chaque instant de notre existence, la question de savoir comment fonctionnent nos poumons.

La multiplication des intermédiaires et modes de diffusion : chaines, producteurs, distributeurs… la multiplication des objets et des techniques de diffusion, la reproductiblité à l'infini et le prélèvement d'image facilités par le numérique, l'individualisation et la miniaturisation des outils de réalisation d'images, etc, éloignent le spectateur de l'auteur et du pourquoi des origines de l'image.

Avec l'usage, on oublie que les images ont été crées par des individus - avec une intention, un propos, un point de vue… - on oublie qu'à travers chaque image qui nous est proposée il y a, au départ, une forme originale et particulière de relations entre auteur et spectateur(s) qui cherche à s'établir par le biais de ces images, et on finit par se laisser porter par une croyance en une “naturalité” des images qui se trouvent ainsi déconnectées de "l'échange", cet échange si précieux des regards entre filmeur, filmé (ou photographe et photographié) et spectateur .

Comme pour la marchandise, la valeur d'échange s'estompe, pour ne plus laisser apparaître que la valeur d'usage, c'est la fétichisation.

Dans les paragraphes suivants nous verrons comment cette fétichisation opère à travers quatre exemples : la publicité, l’information télévisée, le sujet prétexte, l’image détournée.

Sémiologie de la publicité

Partant de ce constat, on peut alors remarquer que ce n'est peut être pas tout à fait un hasard si la sémiologie de l'image a pris ses racines au milieu des années 60 et sur la base de l'image publicitaire.

Le texte inaugural de la sémiologie de l'image de Roland Barthes portait sur une publicité pour les pâtes Panzani. Paru dans la revue "Communication n°4", il date de 1964 c'est-à-dire à une époque charnière entre d'une part les décennies d'après guerre consacrées à la reconstruction, et d'autre part le début de ce que l'on désignera plus tard sous les termes de "société de consommation". C'est le temps précisément où la marchandise et sa commercialisation, par le biais de la publicité étaient l'une et l'autre aux prémisses de leur essor.

La sémiologie de l'image fournira et fournit encore aujourd'hui aux publicitaires et autres agences dites "de communication", les outils méthodologiques et conceptuels pour étendre la marchandisation à tous les objets et produits de consommation. La particularité de cette appropriation est passée un peu sous silence, pire même puisque dans les années 80 beaucoup revendiquaient leur appartenance à une "culture de la publicité".

Certes la sémiologie a permis, comme nous le rappelions au chapitre qui lui est consacré, d'instaurer l'image en tant qu'objet d'étude au sein de l'université d'où elle était auparavant exclue. Ce fut un énorme progrès. On peut toujours, pour une analyse de publicité, se servir des mêmes outils que ses concepteurs pour mettre à jour ses attributs et ses mécanismes de fonctionnement, en revanche généraliser son usage à tout type d'image ne peut conduire qu'à des impasses.

L'analyse de la signification de l'image qui se réduit à ses seuls composants, c'est-à dire en oubliant, l'auteur, le spectateur, le contexte, et les différentes temporalités de sa réalisation et production, conduit elle aussi à faire de l'image un objet fétiche qui porterait en lui-même les attributs de sens.

Si l’on reprend la distinction de base que fait la sémiologie pour le signe entre signifiant et signifié, en l’étendant au concept plus large de représentation avec ses deux aspects qui sont le représentant et le représenté, on peut dire alors que la fétichisation de l’image est la fusion/confusion qui opère entre ces deux dimensions. Le représentant vaut pour le représenté et réciproquement.

• L’amalgame entre marque, logo et produit est un des aspects résultant de cette fétichisation. La construction d'une image de marque fait passer à un second plan les aspects pourtant essentiels d'un produit. Ce n'est plus sa composition, son contenu, son genre, son style, son utilité… qui fait l'article, mais le seul fait d'afficher l'image de la marque indépendamment des autres considération sur le produit.

Je n'achète plus des chaussures pour un usage particulier, pour leur confort, leur robustesse ou leur coût… mais pour le logo qu'elles portent et l'image que les autres se feront ainsi de moi. Certes, les publicitaires nous disent que les éléments qui constituent le produit ne sont pas dissociables de la marque et du logo (ce qui reste à prouver) mais l'appartenance au groupe social de référence auquel le logo renvoie est lui une construction publicitaire savamment élaborée dans laquelle les images jouent un rôle essentiel.

Ce qui est nouveau ce n'est pas tant le phénomène de fétichisation d'une marque en lui-même (le petit crocodile brodé sur des chemises date de la fin des années 20) mais son emprise qui s'étend sur tous les aspects de la vie quotidienne y compris sur des objets symboliques.

La fétichisation des produits et des marques participe à l’extension de la marchandisation des rapports humains.

Exemples de détournements du crocodile évoqué plus haut. Reste à savoir dans quelle mesure ces détournements contribuent ou pas à la fétichisation de la marque.

Le spectacle de l'information télévisée

Le spectacle de l'information télévisée avec ses rituels quasi religieux est devenu en lui-même une marchandise dont les informations du jour ne sont que la matière-prétexte à sa consommation.
Une sorte de fétichisation de l’alimentation.

On avale de l’info comme on avale des repas aux mêmes heures, avec le même appétit… enfin quand on a faim.

L’information télévisée fonctionne métaphoriquement comme une cuisine avec son art de mixer les ingrédients et dont le journal télévisé serait un ensemble de plats cuisinés à partir de recettes, servis aux heures des vrais repas par quelques grands chefs, avec sa carte et ses rituels coutumiers.

A partir de la matière première que sont les dépêches d'agences, journalistes et rédacteurs vont s'approvisionner au marché des images (les flux d’images pour les rédactions sont désignés par le terme anglais de feeds, littéralement donc de la nourriture) pour mitonner les sujets qui seront prêts pour le 13 h ou le 20 heures. Lorsque le marché ne fournit pas à temps la matière nécessaire, il y a le frigo de la rédaction c'est à dire l'ordinateur central dans lequel sont stockées les images et les sons et dans lequel les journalistes vont puiser ce dont ils ont besoin pour que le plat trouve sa forme expressive convenue (présentation plateau ; suivie d’une alternance d’images en situation entrecoupée de micro-interviews ou micro-trottoirs.)

Le partage des tâches et la division du travail s'apparentent eux aussi à l'organisation du travail dans la restauration. Il y a les chefs étoilés, journalistes-vedettes, qui vont se montrer en salle, les chefs d'édition qui sont un peu les chefs de table, et puis ceux qui préparent les plats ordinaires, ceux qui font les courses, ceux qui tiennent la caisse, il y a aussi les précaires affectés aux tâches subalternes… les intermittents etc.

Certaines chaines se sont spécialisées dans l'info en continu, à l'image des fast-food et d'une consommation qui rompt avec les heures habituelles des repas et leurs menus classiques avec entrée, plat de résistance et dessert. De l'information sans fin (dans lous les sens du terme) où les boulimiques peuvent se resservir les mêmes sujets à volonté.

Pour ceux qui rentrent tard on peut trouver un souper informatif du soir, pour ceux qui n'ont pas le temps il y a le grignotage des flashs. Pour les enfants il y a le matin le bol de céréales aux dessins animés et quelques infos domestiques pour les parents, genre café-croissant, pas du roboratif donc, mais du léger pour dé-jeuner et ne pas être plombé, dès le matin, par une digestion trop lourde.

On peut poursuivre la métaphore assez loin avec par exemple les repas spéciaux qui se prolongent, les super banquets de l'information lors d'événements dramatiques, où ceux des vacances plutôt décontractés, ceux du week-end plus festifs (tarte) que ceux de la semaine, etc, etc.

Que reste-t'il dans tout ça de notre savoir sur le monde, qu'aurons nous digéré de nos repas pris sur les autres ? Et qu'est-ce que les autres sauront de nous ? Pas grand-chose dans la mesure où c'est, de plus, un fonctionnement descendant, à sens unique, et que la rencontre ou l'échange avec les autres est une illusion.

En ce sens l’information télévisée est aussi une fétichisation des rapports entre les humains et leur histoire quotidienne. La croyance dans ce média et notre participation au rituel de son office se substitue à notre propre implication sur le monde et ses événements.

Le sujet pretexte

C’est la photographie ou le film qui prend prétexte sur un sujet emblématique pour en privilégier un autre. C'est, par exemple, la photographie qui ne montre pas directement un lieu célèbre, une situation particulière… mais la présence d'un ou plusieurs personnages dans ce lieu ou dans cette situation...

Cette inversion du sujet principal dans la représentation est une forme photographique courante et très ancienne dans la photographie amateur. où l’on voit fréquemment des personnes se faire photographier devant un lieu emblématique ("j'y étais, j'ai vu").
C'est une forme de représentation qui se trouve d'une certaine façon massivement reconduite aujourd'hui dans la pratique des selfies rendus possibles grâce en particulier aux courtes focales dont les smartphones sont dotés.

Dans la photo ci-contre (cliquer sur l’image pour la voir en grand format) - qui n'est pas elle-même un selfie - l'auteur nous montre deux touristes en train de se prendre en photo et qui semblent totalement indifférentes et insouciantes devant la manifestation violente qui se déroule en arrière plan.

Les sourires de ces deux femmes, leur calme, leur posture sont en total décalage avec la scène que l'on imagine un peu plus loin. Une action violente d'un côté, un détachement affiché qui s’apparente à un détachement de l'autre.

Si le moment et le lieu sont les points partagés entre ces touristes et l'action, le selfie qu'elles rapporteront ou transmettront ne montrera pas directement la manifestation mais témoignera d'une position en contrepoint, qui volontairement ou pas banalisera le sens de cette action en la transformant en un décor de fond (particulièrement original dans cet exemple), au profit d'un fétichisme de l'intime en premier plan. (un égoportrait comme certains le nomment)

NB : beaucoup de photos présentées dans les médias comme étant des selfies ne sont en fait pas des selfies mais des photos montrant des personnes en train de s'autoportraitiser (un regard extérieur au selfie et à ses protagonistes). Comme dans l'exemple ci-dessus ou encore comme dans cette photo de Roberto Schmidt prise aux obsèques de Nelson Mandela le 10 décembre 2013 et montrant Barack Obama en train de se photographier avec la première ministre du Danemark -> voir

L'image détournée

Dans une maison de vente aux enchères parisienne on trouve ce lot n° 167 d'une affiche de mai 68 (ci-contre) dont la valeur atteint les 1700 € (!) avec ce libellé : "L'INTOX VIENT A DOMICILE. 2 juin Comité d'ocupation de l'ex EBA Sérigraphie, vert sur papier journal - 85,5x63cm - Entoilée, bon état (malgré traces d'encrage)."

Une affiche qui dénonce l'aliénation du spectacle télévisuel et son accaparement par le pouvoir gaulliste de l'époque (les antennes en forme de croix de Lorraine), transformée en objet fétiche.
Un objet déconnecté de son contenu et de son histoire qui s'apparente ainsi à la fois à une relique propre aux croyances fétichistes, mais aussi à un placement lucratif popre à la fétichisation des échanges humains étendus aux valeurs abstraites. Une telle marchandisation du symbolique, à l'époque de cette affiche, était totalement impensable.

On a, avec cet exemple, l’illustration d’une forme visuelle qui s'autonomise par l'oubli du sujet, de son contexte politique et culturel,... pour devenir un produit spéculatif d’aujourd’hui.
Les publicitaires ont abondamment détourné à leur profit cette dimension fétichiste des affiches et des symboles...
--> autres exemples se référant à mai 68

Il convient toutefois de na pas considérer que le détournement d'image serait en lui-même une fétichisation. Bien au contraire, le détournement peut aussi servir à casser le leurre et redonner à une image un pouvoir "de dire" que sa fétichisation lui avait subtilisé.

Conclusion

A travers les exemples que nous avons retenus, nous voyons que les questions soulevées sont loin d'être nouvelles, que ce soit sur l'information/repas, la publicité/marchandise, le sujet photographique inversé ou l'affiche détournée de son contenu.. Ce qui est nouveau en revanche c'est l'amplification et la généralisation de ces formes de fétichisation.

Il ne s'agit pas, bien évidemment, de prendre le contrepied de ces pratiques imageantes ni de se réfugier dans un rigorisme de la représentation en rejettant a-priori les formes dominantes que les fétichismes construisent, mais de mettre à jour et comprendre en quoi elles peuvent être aliénation et comment elles participent ou témoignent d'une évolution globale de la consommation des images, mais aussi de l'extension de la marchandisation aux rapports humains.

Il s'agit aussi de voir en quoi dialectiquement ces fétichisations peuvent être à leur tour réappropriées pour constituer un moyen nouveau d'échange entre les individus, ou encore un matériau artistique original pour (re)construire des expressions nouvelles.

Côté éducation

Rappelons que l'étude ou l'analyse d'une image doit se départir d'un immanentisme de la signification, c'est-à-dire de ne pas limiter son interprétation à son seul contenu mais prendre aussi en compte, dans la mesure du possible, bien d'autres aspects comme son contexte, son histoire, son auteur, ses temporalités, les transformations de sens et d'usage que les acteurs sociaux et économiques lui ont fait subir, etc.
Dans cette perspective, l'étude ou l'analyse du fétichisme porté par les images - comme cette distinction possible entre valeur d'échange et valeur d'usage - doit pouvoir trouver sa place parmi les multiples possibilités d'entrée des démarches éducatives.

Il impératif aussi de rappeler que derrière chaque image il y a un auteur, avec un regard, un point de vue, une subjectivité… et qu'avec un autre auteur ils en seraient différents par bien des aspects.

Avec internet et les usages rendus possibles par la numérisation comme les copies, emprunts, fragmentations, recadrages... l'image de trouve bien souvent coupée de ses origines. Une rupture qui contribue à la fétichisation des images et à l'amplification du flux consensuel des images dominantes (auquel d'ailleurs nul n'est tenu).

Pour s'en émanciper il convient peut être de considérer ces images reconstruites comme étant des nouveaux objets auxquels on peut attribuer une nouvelle origine pour signifier ainsi que derrière le montage, la transformation, la réappropriation,... il peut y avoir un point de vue, une sensibilité, une subjectivité particulière.









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